Durant l’hiver 1927-1928, J.B. Rhine et sa femme L.E. Rhine ont mené l’enquête sur un supposé cas de cheval « lisant les pensées ». Une première enquête est publiée dans The Journal of Abnormal and Social Psychology (Vol.XXIII, n°4, Jan-Mars 1929) et une seconde enquête menée en décembre 1928 dans la même revue (vol.XXIV, n°3, Oct-Dec 1929).
Lors de la première enquête, les Rhine posent 225 questions différentes au cheval et réalisent également 200 tests de contrôle. Ils distinguent quatre groupes d’expérimentations, avec des conditions de plus en plus rigoureuses. Ils concluent à la télépathie pour expliquer la capacité du cheval à donner de bonnes réponses inconnues de sa maîtresse. Lors de la seconde enquête, les résultats sont très mauvais, et les Rhine concluent que le cheval, nommé Lady, a perdu sa capacité télépathique.
Les sceptiques français et anglo-saxons citent souvent cette étude comme « un fiasco » discréditant les recherches futures de J.B. Rhine. Leur examen est basé sur l’étude menée par le magicien Christopher Milbourne avec le même cheval en 1956. Nous ne connaissons aucune étude critique des protocoles établis par les Rhine, si bien qu’il est légitime d’évaluer la valeur de la critique de Milbourne, généralement répétée sans évaluation détaillée.
Le contexte
En 1927, J.B. Rhine était un jeune docteur en botanique qui venait de suivre pendant un an les enseignements du professeur William McDougall au département de psychologie d’Harvard, avant de le suivre à l’Université de Duke. Encouragé par le professeur McDougall, Rhine s’intéresse à un cas spontané défrayant la chronique : à Richmond, une jeune jument montrerait des capacités de lecture de pensée. Surnommée « Lady Wonder » (La dame aux merveilles), cette jument de 3 ans est la propriété de Mrs Claudia Fonda. Ses capacités se sont manifestées spontanément : d’après les journaux de l’époque, Lady Wonder répond à des ordres mentaux de sa maîtresse. Celle-ci lui apprend à se servir de cubes d’enfants comportant des lettres de l’alphabet ou des chiffres pour épeler des réponses, simplement en les touchant avec son museau (cf. Photo). Un jour, Lady épèle le mot « engin » avant qu’un tracteur passe devant la maison. La rumeur se répand très vite, et les capacités du cheval sont testées par des centaines de personnes, tant pour des paris, que pour prédire l’issue de la future élection présidentielle. Lady arrive même à donner la racine cubique de 64 à des étudiants venus la questionner ! On est là devant le cas typique d’animaux intelligents qui ont passionné les psychologues du début du XXème siècle, depuis Krall et le cheval Hans en 1904 [Sur l’importance de ces recherches pour la psychologie, lire l’excellent ouvrage de Vinciane Despret, Hans le cheval qui savait compter, Les Empêcheurs de Penser en Rond, 2004].
Les études des Rhine
De nombreux scientifiques se sont montrés naïfs devant ces cas d’animaux intelligents, laissant aujourd’hui un certain malaise concernant cette question. Rétrospectivement, nous voyons bien qu’un certain nombre de chercheurs ont conclu trop vite à l’extraordinaire après quelques expériences mal effectuées. C’est ainsi que Rhine est pris aujourd’hui pour un de ces chercheurs naïfs. Est-ce que ce fut vraiment le cas ?
Dans son premier article (p.449-451), Rhine fait une revue de la littérature sur les études d’animaux apparemment intelligents (surtout des chevaux et des chiens). En effet, plus de 20 ans de recherches avaient été menées sur cette question. Rhine connaît donc très bien les problèmes de « fuite sensorielle » (sensory leakage) qui impliquent que des informations puissent être transmises de façon non-verbale entre le maître (ou l’expérimentateur) et l’animal. Or, si tous les moyens « normaux » pour transmettre l’information sensorielle (le toucher, la vue, l’ouïe, l’odorat) ne sont pas éliminés, les réussites de l’animal sont expliquables par l’hypothèse de l’hyperesthésie (des sens particulièrement développés). Selon Rhine, on ne peut conclure à la télépathie que si une pensée est transmise alors qu’il y a une obstruction physique à l’échange d’informations, et qu’on ne découvre aucun moyen physique expliquant cette transmission (p.450). Les rumeurs autour des capacités de Lady doivent donc être vérifiées dans des conditions contrôlées.
Les Rhine répartissent leurs recherches sur six jours, procédant par séries courtes de cinq, dix ou quinze questions. Les « blocs » grâce auxquels Lady indique ses réponses sont arrangés par les expérimentateurs qui procèdent d’abord à un test de contrôle : un expérimentateur doit deviner un nombre entre 1 et 10, après qu’un autre expérimentateur ait sélectionné un cube avec un chiffre à son insu. Sur 200 essais, l’expérimentateur devine 22 fois, ce qui est conforme au hasard. Les expériences sont ensuite effectuées avec un niveau de rigueur croissant :
→ O) 65 expériences préliminaires ou « pour voir », sans contrôles, avec des résultats de 61,5% de succès.
→ A) 54 expériences où Mrs Fonda est présente, et peut toucher et parler à son cheval. Dans ces conditions peu restreintes, les expérimentateurs tentent d’observer si Mrs Fonda a développé un système pour orienter les réponses du cheval. Par exemple, Rhine écrit un chiffre sur un tableau et le montre silencieusement à Mrs Fonda. Le cheval trouve le chiffre à deviner quatre fois sur cinq. Ces 54 expériences affichent un taux de réussite global de 94,4%.
→ B) 106 expériences avec des restrictions variées. Dans ce groupe d’expériences, la liberté de Mrs Fonda était progressivement réduite afin de limiter la possibilité de fuites sensorielles. Soit la voix est éliminée, soit les mouvements du corps sont interdits, puis les mouvements de la tête et des yeux, soit le visage entier est caché sous un voile ; progressivement, Mrs Fonda est séparée de son cheval, mais Lady arrête de répondre quant elle se rend compte de son absence. Ensuite, un écran de 18 pouces est placé entre Lady et Mrs Fonda. Ce n’est pas un obstacle visuel suffisant, mais Rhine pense tout de même que cela restreint le nombre signaux transmissibles. Les résultats obtenus dans ces conditions restent très significatifs (78,3%).
→ C) Enfin, 49 expériences sont faites dans des conditions où Mrs Fonda est aveugle à la réponse à trouver. Par exemple, J.B. Rhine choisit mentalement un bloc. Il ne bouge pas, sauf ses yeux dissimulés derrière un chapeau. Il limite son discours à « All right, Lady » en cas de réussite et « No, Lady » après un échec. Sur 10 essais, Lady donne 5 réponses correctes, 1 réponse correcte après une deuxième réponse (et dont la probabilité est calculée en fonction) ainsi que 4 réponses fausses. Dans ce groupe de tests, le taux de succès tombe à 44,9%.
Rhine discute ensuite les différentes hypothèses pouvant expliquer les résultats. Il pense montrer que la théorie d’une fuite sensorielle perçue par l’hyperesthésie du cheval n’est pas valide. En effet, à différents moments, il pense avoir mis en place des obstacles suffisamment hermétiques. Ainsi, lorsqu’il se force à ne pas bouger et que ses yeux ne sont visibles ni de Lady ni de Mrs Fonda, on ne peut pas dire que des mouvements involontaires guident le cheval (cependant, dans cette expérience, le problème est que Rhine choisit mentalement ses cibles, ce qui laisse très peu de traces vérifiables pour une véritable divination du cheval). Avec un écran devant Mrs Fonda, le cheval ne peut pas s’appuyer sur la vue ; lorsque tout le monde est assujetti au silence, le cheval ne peut pas s’appuyer sur l’ouïe. Et comment fait le cheval pour deviner quel bloc choisir si personne ne regarde les blocs ?
On peut relever plusieurs failles dans la procédure de Rhine permettant d’expliquer ces résultats, en particulier le fait qu’il n’y a pas une expérience qui regrouperait toutes les conditions évitant des fuites sensorielles. Les restrictions sont dispersées sur l’ensemble des expériences, si bien qu’on peut reprocher à chaque expérience une faille contrôlée ailleurs. Rhine conclut finalement à l’explication télépathique même s’il reste intéressé par l’obtention de plus de preuves « sécurisées » (p.463). On remarque cependant que les taux de réussite diminuent en fonction du niveau de contrôle, ce qui semble aller dans le sens d’une hypothèse normale d’échange involontaire d’informations.
A la fin du premier article, Rhine rapporte d’autres expériences réalisées en avril 1928. Il associe alors l’état nerveux de Mrs Fonda avec les échecs de Lady, ce qui pour lui renforce l’hypothèse d’une télépathie entre Mrs Fonda et Lady. Il constate aussi que Lady ne semble trouver les bonnes réponses que lorsque Mrs Fonda les connaît. D’autres expériences avec d’autres chercheurs la même année donnent des résultats très variables. Les Rhine décident donc de refaire une seconde enquête en décembre 1928. L’animal a quelque peu vieilli mais les conditions restent globalement les mêmes. Les résultats sont cependant beaucoup moins bons. De plus, dès que Lady indique de mauvaises réponses, Mrs Fonda s’agite et transgresse les restrictions expérimentales, se mettant par exemple à encourager ou à fouetter la jument. Rhine constate clairement que les réponses du cheval sont dépendantes d’indices sensorielles, et qu’il n’est plus du tout dans l’état d’extrême relaxation et de passivité qui le caractérisait précédemment. Après 500 tests en une semaine, Rhine conclut que l’animal a perdu sa faculté télépathique et est devenu un cheval conditionné à répondre à un système de signaux, pouvant venir de Mrs Fonda comme de toute personne accoutumée (p.291). Il encourage donc de nouvelles études prudentes en conditions contrôlées avec d’autres sujets animaux ou humains (p.292).
Que penser des critiques de Rhine ?
Rhine a mis en évidence plusieurs façons de faire obstacle aux fuites d’indices sensorielles. Cependant, il n’a pas su les regrouper en un protocole complet et concluant. Les premiers résultats qu’il a obtenu n’ont donc pas été décisifs. Malgré d’autres réussites dans la longue carrière de Lady Wonder, qui a réussi à convaincre le psychologue Thomas L. Garrett ou qui aurait aidé les policiers à découvrir le corps d’un enfant de 4 ans en 1955, selon des articles de presse, il est difficile de conclure concernant les hypothétiques capacités de cette jument.
Nonobstant, la recherche des Rhine peut-elle être considérée comme un fiasco, ainsi que le répètent certains sceptiques ? La plupart se base sur l’étude du magicien Christopher Milbourne, ancien associé du CSICOP. En 1956, il rend visite à Mrs Fonda et sa jument. Il procède avec eux à plusieurs expériences « pièges ». Tout d’abord, il se présente avec un faux nom à Mrs Fonda, puis demande au cheval de révéler son nom. Lady réussit à épeler correctement le faux nom, ce qui indique à Milbourne que le cheval n’a pas fait une télépathie puisqu’il a finalement tort (du point de vue de Rhine, si le cheval devine correctement ce que pense Mrs Fonda hors de tout indice sensoriel, on devrait plutôt conclure à une réussite !). Deuxième expérience : Mrs Fonda inscrit des chiffres sur une ardoise et Lady doit les deviner. Milbourne suspecte que Mrs Fonda utilise une technique mentaliste de « lecture de calligraphie » (pencil reading) : la façon dont Mrs Fonda déplace sa main en écrivant donnerait suffisamment d’information à Lady pour trouver la bonne réponse. Milbourne réalise donc l’expérience en mimant l’écriture d’un « 9 » alors qu’il écrit un « 1 ». Lady devine le « 9 ». Milbourne conclu donc à un « truc » de magicien. Enfin, il laisse Mrs Fonda tenir la bride de Lady au cours de réponses, et remarque que, par ce moyen, Mrs Fonda peut transmettre subrepticement à Lady des informations pour s’arrêter correctement au-dessus du bon cube.
Ces quelques astuces nous montrent comment on peut produire des fausses télépathies dans des conditions de contrôles insuffisamment strictes. Mais, si la démonstration est juste d’une façon générale, ces trucs ne peuvent répondre aux interrogations soulevées par les expériences de Rhine. Milbourne se contente de laisser croire que Rhine, parmi d’autres, ont été assez naïfs pour tomber dans ces pièges sans prendre les mesures nécessaires. Les conclusions de Milbourne sont ensuite généralisées pour condamner toutes les recherches sur l’hyperesthésie et l’intelligence animale, et plus encore pour discréditer Rhine dans ses débuts de psychologue et parapsychologue.
Il s’agit là encore d’un bon exemple permettant de différencier scepticisme et pseudo-scepticisme. L’approche pseudo-sceptique propose :
→ De mettre en évidence des « trucs » permettant d’expliquer les résultats dans certaines conditions,
→ De généraliser ces résultats à l’ensemble des expériences, mêmes celles effectuées par des scientifiques dans d’autres conditions permettant d’exclure ces « trucs »,
→ De façon plus générale, d’utiliser cette rhétorique pour décrédibiliser le travail de scientifiques ayant tenté d’étudier des anomalies.
Comme souvent avec le pseudo-scepticisme, il n’est pas question de science mais d’une idéologie qui tend à décrédibiliser par tous les moyens possibles les recherches et les chercheurs sur ces sujets controversés. Chacun est en effet libre de constater l’écart qui subsiste entre les rapports d’expériences détaillés présentés brièvement ci-dessus et le compte-rendu qu’en font des sceptiques comme James Randi ou Henri Broch dans leurs ouvrages. Ce dernier n’hésite pas à conclure, après une demi-page d’analyse (Au cœur de l’extra-ordinaire, 1991, p.188) que :
Et l’on viendra ensuite, pendant de longues années et dans toute la littérature mondiale consacrée à la parapsychologie, nous parler de la rigueur d’un personnage qui peut proférer de telles stupidités et tenir un « raisonnement » pareil !
Pour compléter son analyse, Broch utilise la page 189 pour y mettre un dessin humoristique sur « la jument télépathe ». De telles lectures pseudo-sceptiques de ces expériences se diffusent ensuite à l’ensemble de la communauté sceptique, généralement peu portée sur la critique interne.
Ainsi, même si les expériences de Rhine dans ce domaine sont loin d’être parfaites, une réelle approche sceptique et scientifique aurait été de mettre en place de nouvelles expériences permettant d’améliorer les protocoles de Rhine.