La parapsychologie dans les manuels de psychologie : Un exemple de pseudo-scepticisme

L’éditeur universitaire Dunod a publié en juin 2008 un manuel de « Psychologie cognitive » richement illustré, à l’usage des étudiants en Licence de Psychologie. L’auteur, Alain Lieury, est un professeur émérite de psychologie de l’Université Rennes II. A plusieurs endroits dans cet ouvrage, l’auteur présente la parapsychologie d’une façon qui nous apparaît biaisée, et nous allons expliquer pourquoi.

Principaux problèmes

Lieury ne fait pas seulement mention de son opinion par rapport à la parapsychologie, il y consacre un sous-chapitre intitulé : « Perception extra-sensorielle, télékinésie… Les pouvoirs paranormaux existent-ils ? » (p. 56-57). Ce sous-chapitre (et d’autres passages) comportent quelques problèmes :

→ Un manque de références : l’auteur ne semble avoir lu que peu de choses sur la parapsychologie alors qu’il prétend régler la question par des affirmations définitives. On trouve la mention du livre de Charpak et Broch (2002), lequel ne comporte aucune bibliographie et ne traite pas directement de parapsychologie scientifique ; l’article de Françoise Parot (1994) sur le spiritisme et la psychologie ne traite la question que sur un versant historique, avec une contribution qui ne fait pas consensus, et qui mériterait d’être replacée dans un ensemble de recherches en histoire de la psychologie (cf. Plas, 2000 ; Lachapelle, 2002 ; Brower, 2005 ; Méheust, 1999 ; Le Maléfan, 1999). Et pour le reste, Lieury s’appuie sur le site du Cercle Zététique (dont nous avons déjà eu l’occasion de montrer les défauts) et deux émissions de télé ! Cette section est donc clairement en décalage avec le reste de l’ouvrage qui s’appuie sur la littérature scientifique.

Des confusions : le vocabulaire manipulé par l’auteur instaure des confusions plutôt que des éclaircissements. Ainsi, « parapsychologie » est donné pour synonyme de « spiritisme » (p. 9) ; la « télépathie » devient un thème spirite (p. 10) et non plus un des premiers objets d’études de la psychologie (Plas, 2000, p. 122) ; Richet devient un défenseur du spiritisme (p. 10) et non plus un positiviste matérialiste ; l’ « institut psychique international » aurait eu pour activité de soumettre à l’examen scientifique tous les médiums qui se présentaient à lui (p. 56), alors que cet institut, rapidement rebaptisé Institut Général Psychologique, n’a conduit que peu de recherches sur les phénomènes paranormaux et surtout avec une seule médium, Eusapia Palladino (On peut donc soupçonner ici une confusion avec l’Institut Métapsychique International fondé en 1919, soit 19 ans après l’Institut Psychique International).

Des raccourcis : tous les phénomènes étudiés par la parapsychologie sont ramenés à des tours de foire (p. 9, p. 29, et p. 57), et on loue les compétences des prestidigitateurs plutôt que celles des scientifiques ayant proposé des expérimentations en conditions contrôlées (suivant des protocoles qui ne sont, de toute façon, pas mentionnés dans l’ouvrage). Qu’il existe des tours simulant certains pouvoirs paranormaux, c’est une évidence. Dire que toute la parapsychologie expérimentale se réduit à cela, c’est de la désinformation. Les compétences des prestidigitateurs sont de toute façon déjà impliquées dans les recherches parapsychologiques, tant historiquement (Tocquet, Price, Carrington, etc.) qu’actuellement (Hansen, Wiseman, Morris, Bem, etc., et la résolution de la Parapsychological Association de collaborer avec les professionnels de la magie pour la mise au point des protocoles).

Analyse des sources

Lieury fait à plusieurs reprises référence à l’historienne Françoise Parot. Si on se reporte à la source originale, on constate à chaque fois que le propos de l’historienne est déformé ou amplifié. Ainsi, ce qui n’est qu’une rumeur ou une note de bas de page au conditionnel chez Parot devient chez Lieury un fait établi. Deux exemples :

→ Parot (1994, note 44 p. 439) parle d’un bruit qui a couru à Paris sur la rencontre entre Charles Richet et un soi-disant ectoplasme nommé Phygia, supposé être une prêtresse égyptienne que Richet aurait épousé dans une vie antérieure. Bien que sans l’appuyer de références, Parot déduit de cette rumeur que Richet « semble sans doute croire à la métempsychose ». Chez Lieury (p. 10), ce propos devient une affirmation tandis qu’il néglige le statut de rumeur mal étayée de cette information.

Photo d’un soi-disant ectoplasme (Richet, 1905)

→ Un journal italien de l’époque avait publié une version de la rencontre entre Richet et Phygia, transformant l’expérimentation en scène de vaudeville (Parot, 1994, note 45 p. 439). Phygia aurait embrassé Richet et un autre des témoins, et Richet avec son collègue Delanne auraient invité « l’ectoplasme » à venir dîner en ville. Comme Richet donne une version toute différente (ayant pu par exemple découper une mèche de cheveux de Phygia qui, après analyse, se révéla correspondre aux cheveux d’aucune des personnes présentes dans la salle, forçant à imaginer l’introduction d’une coûteuse perruque en cheveux naturels), Parot en déduit que Richet « tait » volontairement la scène romantique. Chez Lieury (p. 10), le propos est encore amplifié puisque le journaliste italien devient un paparazzi (alors que personne ne pouvait avoir accès discrètement à la salle et que les fenêtres étaient condamnées), et que l’invitation à dîner serait devenue un dîner réel, où la médium Marthe Béraud et le soi-disant ectoplasme Phygia auraient été deux personnes bien distinctes.

Lieury fait donc une utilisation peu rigoureuse de ses sources, d’autant plus qu’il n’a pas confronté les affirmations de Parot sur la villa Carmen à l’analyse d’autres auteurs, comme Le Maléfan (2002, 2004). Par ailleurs, Parot a été critiquée à plusieurs reprises par ses collègues historiennes car elle ne fait pas la distinction entre spiritisme et métapsychique, et a produit quelques affirmations infondées sur Richet (cf. Plas, 2000).

La thèse d’une période « alchimique » de la psychologie

On peut comprendre l’opinion de Lieury par rapport à la parapsychologie comme la mise en place d’une figure repoussante, qui pourrait être à la psychologie ce que l’alchimie serait à la chimie. De sorte que la psychologie (cognitive) en ressortirait plus « scientifique » car elle aurait su dépasser cette période de flottement épistémique.

Ainsi, les pouvoirs paranormaux seraient du domaine de la fiction (façon Superman ou Spiderman, p. 57) et non de la psychologie scientifique. La parapsychologie, identifiée avec le spiritisme et le charlatanisme, n’entre que dans les catégories de la magie, de l’escroquerie ou de la psychopathologie (p. 56-57). En se rapportant au scandale des expériences de la villa Carmen, Lieury dit franchement que cet épisode a sonné « le glas du spiritisme qui sera dès lors écarté de la psychologie scientifique officielle, suivant en cela l’exemple de l’astronomie à l’égard de l’astrologie » (p. 10). Il fixe donc au début du siècle le divorce entre spiritisme (pour lui, équivalent à parapsychologie) et psychologie officielle, en utilisant cette image d’un progrès anaclitique de la science psychologique.

Mais si la parapsychologie s’est constituée comme discipline frontalière de la psychologie, son œuvre n’est pas close pour autant. La présentation de la parapsychologie comme une psychologie arriérée est complètement biaisée. La situation internationale montre qu’il existe des départements universitaires de psychologie ou de sociologie conduisant des recherches en parapsychologie, notamment une douzaine au seul Royaume-Uni. Les travaux de ces chercheurs fécondent le champ de la psychologie (notamment cognitive, mais aussi clinique et sociale) et les travaux de ces chercheurs sont publiés dans les meilleures revues de psychologie ou présentés lors de leurs congrès (cf. Watt, 2005).

Cette information n’étonnera pas les auteurs des manuels de psychologie allemands ou anglo-saxons, desquels Lieury aurait pu s’inspirer (pour des présentations de la parapsychologie dans des manuels de psychologie, voir Bender & Bauer, 1977 ; Condrau, 1979 ; Bauer & Lucadou, 1988 ; et des analyses de ces présentations : Rogo, 1980 ; Roig et al., 1991 ; Smith & Ferrier, 1999 ; McClenon et al., 2003). La tendance est à la suspension de jugement quant à la question de l’authenticité du psi, mais sont reconnus au minimum la rigueur de ces recherches, par exemple du protocole auto-ganzfeld présenté par Bem & Honorton (Psychological Bulletin, 1994).

Références

Bauer, E. & Lucadou, W.v. 1988 : « Parapsychologie », in : Assanger, R. & Wenninger, G. (Hrsg.) : Handwörterbuch der Psychologie. München/Weinheim : Psychologie Verlags Union, S. 517-524.

Bender, H. & Bauer, E. 1977 : « Parapsychologie », in : Hermann, T., Hofstätter, P.R., Huber, H.P. & Weinert, F.E. (Hrsg.) : Handbuch psychologischer Grundbegriffe. München : Kösel, S. 335-341.

Brower, M. B. (2005). The fantasms of science : Psychical research in the French Third Republic, 1880-1935. Thesis in the state university of New Jersey, New Brunswick.

Charpak, G., & Broch, H. (2002). Devenez sorciers, devenez savants. Paris : Odile Jacob.

Condrau, G. (Hrsg.) (1979). Die Psychologie des 20. Jahrhunderts, Band XV. Zürich : Kindler.

Lachapelle, S. (2002). A world outside science : french attitudes toward mediumistic phenomena, 1853-1931. Thèse d’histoire à l’université Notre Dame.

Le Maléfan, P. (1999). Folie et spiritisme : histoire du discours psychopathologique sur la pratique du spiritisme, 1850-1950. Paris : L’Harmattan.

Le Maléfan, P. (2002). « Richet chasseur de fantômes : l’épisode de la villa Carmen »., in : Bensaude-Vincent B. & Blondel Ch. (dir.), Des savants face à l’occulte 1870-1940, Paris : La Découverte, 2002. Version remaniée intitulée « La psychopathologie confrontée aux fantômes. L’épisode de la Villa Carmen. Contribution à l’histoire marginale de la psychologie et de la psychopathologie », Psychologie et Histoire, 2004, vol. 5, 1-19.

Lieury, A. (2008). Manuel visuel de licence « Psychologie Cognitive ». Paris : Dunod.

McClenon, J., Roig, M., Smith, M.D., & Ferrier, G. (2003). The coverage of parapsychology in introductory psychology textbooks : 1990-2002. Journal of Parapsychology.

Méheust, B. (1999). Somnambulisme et médiumnité (2 tomes : « Le défi du magnétisme », Tome 1 et « Le choc des sciences psychiques », Tome 2). Paris : Les empêcheurs de penser en rond.

Parot, F. (1994). « Le bannissement des esprits : naissance d’une frontière institutionelle entre spiritisme et psychologie », Revue de synthèse, n°3-4, 417-443.

Plas, R. (2000). Naissance d’une science humaine : la Psychologie (« Les psychologues et le « merveilleux psychique » »). Paris : PUF, coll. « Carnot ».

Roig, M., Icochea, H., & Cuzzucolli, A. (1991). Coverage of parapsychology in introductory psychology textbooks. Teaching of Psychology, 18, 157-160.

Rogo, D. S. (1980, August). Parapsychology and psychology textbooks. Research Letter, 9-16.

Watt, C. (2005). « 2005 Presidential Address : parapsychology’s contribution to psychology : a view from the front line », Journal of Parapsychology 69/2, automne 2005, p. 215-231, traduit en français ici.

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